jeudi 17 février 2011

Un lundi quai des Arts

Cela commençait par le ventre. Il se tordait. Se crispait. Se serrait. Si fort qu'elle en courbait l'échine. Si fort qu'elle en avait la nausée. Si fort que l'évanouissement la guettait. Puis la douleur grimpait jusqu'au cœur. Elle lui brûlait la poitrine. Remontait jusqu'à ses lèvres. En l'écorchant.

Sur le trottoir, Agathe s'était arrêtée. Hébétée, comme après une long voyage dans l'inconscience. Les passants, à contre-courant, la bousculaient parfois. Elle attendait. Les yeux embués. Elle attendait que son souvenir s'efface. Elle attendait l'oubli. Amoureusement. Elle attendait que ses cheveux sur l'oreiller, son pull bleu marine, le nombre de sucres qu'il met dans son café, sa mauvaise humeur du matin et les chansons qu'il chante sous la douche s'effacent. Elle attendait. En étouffant.

Sur le trottoir, Agathe reprit ses esprits. Les poings serrés dans les poches de sa veste. Elle poursuivit sa course. Tout droit. Tout droit et très vite. Pour épuiser son cafard. Quand elle arrivera quai des Arts, elle aura oublier. Quand elle arrivera quai des Arts, elle se concentrera sur son point de côté, ses jambes sciées et son souffle court. Elle aura les joues roses et regardera le joueur de saxophone, celui qui est assis là tous les lundis soirs.

Sur les trottoirs, la survie consiste à marcher vite. Pour effacer, pour s'enfuir. Pour éviter de fondre en larmes. Ou de crier. Agathe avait les poumons en compote, sa poitrine se mettait en boule, elle bousculait d'innocents passants et ses mollets la brûlaient. Elle traversait sans faire attention aux vivants, forçant les vélos à l'éviter, les bus à ralentir, les voitures à piler, les piétons à s'écarter. Elle courait presque. Pour oublier vite, il faut courir vite. Plus jeune, au collège, elle était douée en endurance. C'est le talent des effrayés blessés. Quand la noyade guette, les muscles se mobilisent et le souffle devient économe. Il faut partir loin et vite. Se fermer comme un coquillage apeuré, se protéger, serrer bien fort ce qu'il nous reste de cœur et fuir.

Agathe était arrivée quai des Arts. Elle s'arrêta, d'un coup, comme son souffle lorsqu'il avait ouvert la bouche. Elle sentait le sang chauffer ses joues, l'air griffer sa gorge et ses pas résonner dans ses oreilles. Elle sentait son corps tout entier tenter de faire taire cette peine immense. Elle sentait son corps tout entier livrer bataille. Elle avait soif. Elle avait froid. Elle était épuisée. Elle était en vie. C'était déjà ça. Parfois, être en vie, c'est déjà énorme. Quand tout est affreusement oppressant, quand tout prend un poids extrême, quand le monde vacille sous nos pieds, c'est presque incroyable que le corps continue de fonctionner, d'oxygéner, de distribuer. De s'agiter, en somme.

Le saxophone pleurait du jazz. Les yeux d'Agathe hurlaient le chagrin. Elle restait. Debout, bien droite, les mains dans les poches, son cœur à ses pieds, comme un sac de sport fatigué. Le vent s'obstinait à lui souffler sur le ventre. Elle ne sentait rien. Le ciel était sombre, comme un de ces soirs où tout semble se retourner. Elle luttait pour ne pas s'effondrer. Elle luttait pour ne pas se laisser sombrer sur les pavés et regarder le monde valser. Par terre, elle aurait laisser les passants l'enjamber. Elle aurait regarder la vie continuer sans elle. Elle aurait regarder les gens marcher, entrer dans des boutiques, en sortir, marcher, traverser. Elle aurait regarder ces corps fonctionner, oxygéner, distribuer. Elle aurait regarder ce qui restait de vie autour d'elle.

Agathe sentait la peine lui taper dans le dos. Elle avait redouté cet instant, dès qu'elle avait quitté l'appartement. Elle imaginait des armées d'aiguilles se jeter sur elle, elle imaginait des vagues déferler dans sa gorge. Elle connaissait le chagrin. Elle l'avait déjà vécu. Elle savait bien que fuir ne servait à rien. La peine nous rattrape toujours. Elle plante ses ongles dans nos cous. Elle nous glace le sang et nous fait pâlir. Agathe souffrait le martyr. La douleur lui lacérait les épaules. Lui griffait les joues. Lui sifflait dans les oreilles. Lui brûlait les yeux. Elle se concentrait sur le visage du musicien, sur ses traits, son teint, ses yeux clos. Elle se concentrait sur les gouttes de pluie qui tâchaient le sol, qui brillaient sur le saxophone, qui faisaient fuir les bouquinistes. Elle se concentrait sur ces gouttes de pluie qui jouaient les percussionnistes contre l'asphalte. Elle laissait la mélodie l'envahir et faire valser sa chute. La nuit allait tomber et ses jours se voilaient. Une brume l'envahissait, les lampadaires qui venaient de s'allumer n'allaient rien changer. Le chagrin qui s'installe nous oblige à chercher des veilleuses. En vain. On cherche du réconfort, de la chaleur, du calme et de la douceur. On cherche une veilleuse pour nous porter, nous soulever, nous aider à percer les nuages noirs emmêlés dans nos cheveux, nous serrer fort et nous aider à survivre aux tempêtes. On cherche une veilleuse qui aurait des bras chauds, une odeur, des mots qui feraient craquer le sel des petites peines. C'est peut-être ça, la douleur. Les petites peines, qui s'accumulent. Comme du linge sale. Alors on cherche une veilleuse pour nous aider à faire la lessive.

Agathe, elle croyait l'avoir trouvée sa veilleuse. Elle l'aimait. C'était aussi simple que cela. C'était aussi entier que cela. C'était cela et rien d'autre : elle l'aimait. Il avait été patient. Il avait réparé, limé, collé, assemblé la vie d'Agathe. Avec précaution. Comme un artisan. Il avait plâtré, pansé, désinfecté, soigné la vie d'Agathe. Avec précaution. Comme un médecin. Il avait su lui faire enfiler une paire d'ailes à chaque pied. Il avait su lui sculpter un sourire. Elle se promenait avec à la fac, au Monoprix d'en bas, dans les librairies. La boulangère trouvait qu'il lui allait bien, ce sourire. Il avait pris tant soin d'elle. Il avait mis au centre de leur vie quelque chose qui ressemblait au bonheur. Quelque chose qui ressemblait à l'essence même de la vie. Parfois, elle s'était demandée si tout pouvait être encore plus parfait. Elle s'était aussi demandée si elle le méritait ce bonheur. Si cela allait durer. Les petits chagrins nous pèsent toujours sur les épaules. La menace de la chute, de l'abandon nous rattrape parfois. Mais sa veilleuse avait éclaircies ces ombres. Elles n'avaient pas mordues Agathe quelques temps. Chaque jour avait été un périple, une fête, un été. Chaque jour avait eu un goût de vie. Puis Agathe a perdu pied. Sa veilleuse aussi s'éteignait peu à peu, comme une ampoule fatiguée.

Et c'est comme ça qu'elle a échoué quai des Arts, un lundi soir de septembre. Nous étions bien en automne, les fêtes ne duraient pas toute l'année et les voyages n'avaient plus qu'un but : la douleur d'Agathe. Chaque jour avait comme un goût de fer. Chaque pas laissait dans le sol l'empreinte de la douleur. Chaque souffle lui pesait sur le ventre. Chaque regard la fatiguait. Parce que la souffrance s'accompagne quasiment toujours d'un épuisement intense, Agathe se couchait à dix-huit heures. Parce que le réveil était une corvée, elle séchait les cours du matin et ne se levait pas avant midi. Elle laissait sa vie lui filer entre les doigts parce qu'elle n'avait pas assez de courage pour se laisser tomber par la fenêtre. Alors elle dormait. Elle dormait et elle lisait. Elle fuyait donc. Elle mourait à midi et trébuchait quelques heures en pensant à l'inconscience, au sommeil. Certaines peines peuvent être soignées avec de l'alcool, de la drogue, un coup d'un soir. D'autres restent, s'installent, épuisent. Tuent. Elles ne laissent aucun répit.

Comme tous les gens gorgés de peine, Agathe ne pleurait jamais avant. Avant. Puis un jour, les larmes sont arrivées. Quand elle s'est dit je suis malheureuse. En se réveillant un matin. Quelques larmes ont coulé. Et elles ne l'ont plus jamais quittée. Elle avait mis un point d'honneur à ne jamais pleurer devant quelqu'un. Mais on ne tient que trop rarement les promesses que l'on se fait. Elle pleurait souvent dans le métro. Sous la douche. Dans son lit. Dans son petit Monoprix. Dans la rue. Dans un amphi. Dans la rue. Sur un banc. En nageant. En parlant. En rêvant. Ce qui est insupportable avec la douleur, c'est l'inconstance. Certains jours, on fera tout pour pleurer. Parce qu'on étouffe. D'autres, c'est marée haute et on ne mettra pas le nez dehors. Parce qu'on se noie. Certaines nuits, on ne dormira même pas une heure. Parce que la douleur nous tenaille l'estomac. D'autres, on tombera dans le coma. Parce que la fuite nous permet de rester en vie.

Agathe avait froid. Agathe avait mal. Là, entre les côtes. Elle avait le souffle court et la vue brouillée. Quelques gouttes de pluie lui glaçaient le cou. Tout hurlait en elle. Elle pourrait se jeter sous un bus, plonger dans la Seine. Elle pourrait. Mais Agathe restait.

Hors du monde.

Hors du temps.


Exilée.


Il allait maintenant falloir vivre avec l'absent. Laisser son odeur s'estomper. Laisser son souvenir prendre la poussière. Laisser sa voix disparaître. Laisser son visage s'effacer. Après cette amputation, Agathe allait devoir vivre bancale. Avec ce trou dans le ventre, Agathe allait devoir survivre. Respirer. Expirer. Faire des choses d'êtres vivants. En ignorant le retour des nuages. L'absence allait céder sa place à l'habitude.

Agathe avait entendu son cœur se briser aujourd'hui. Les points de suture n'ont pas tenu. Il y a eu comme un bruit d'œuf écrasé. La chute d'un cœur est monstrueuse. Après l'explosion, il continue de battre. Avec arrogance. Dans des circonstances pareilles, ce serait normal de mourir. Ce serait même préférable. Parce que ce n'est pas humain, les souffrances de toutes ces années condensées en une minute, un instant, un lieu. Un corps.

Agathe revenait à elle. Elle aurait pu maudire le quai des Arts, la circulation, les passants, la vie. Mais elle restait concentrée sur la seconde où sa vie avait basculée. Elle restait concentrée sur son corps froid, sa peau douloureuse, ses cheveux détrempés. Elle restait concentrée sur l'odeur de la peine que le vent laissait glisser contre elle. Elle était sourde et aveugle. Un silence glacé régnait sous sa poitrine. Des cailloux s'amoncelaient dans son ventre. Du gravier grinçait entre ses dents. La réaction d'un corps face à la douleur est fascinante. Les mains se crispent. La mâchoire se serre. Les muscles se tendent. Le souffle devient douloureux.

Agathe avait peur. Elle allait devoir rentrer. Prendre ses vêtements. Ses livres. Sa brosse à dents. Ses vieilles chaussures. Ce qu'il lui reste de vie. Et tout mettre dans un sac.


Éteindre la veilleuse.

samedi 3 juillet 2010

Note du samedi

Quand je me suis arrêtée, j'ai senti chaque centimètre de ma peau nue brûler. J'ai tendu l'oreille, comme si j'allais entendre un frémissement, comme si mon corps allait griller sur le bitume.

Dans quelques heures, je serai à Rome. Un voyage en Panda. Halte à Milan. Plus de douze heures. J'ai déjà imaginé chaque seconde de ce mois d'expatriation.

mardi 8 juin 2010

Note du mercredi

Je suis d'une instabilité accablante. Assise sur le canapé, depuis une petite heure. Je me laisse glisser. Quelque chose me pince, je ne sais pas trop quoi. Ma vue s'est presque brouillée, mais j'ai fermé les yeux.

mercredi 19 mai 2010

Note d'un mercredi honteux.

J'ai passé la journée à lire dans l'herbe.

J'avais des choses à faire.

Mais je m'en suis dispensée.

Honteuse.

vendredi 23 avril 2010

Note du vendredi

Je m'habille de tes vêtements, vole tes cigarettes, terrorise le pervers d'en face qui nous mate, jette tes milliards de feuilles à travers la pièce.
Je te laisse mes mots sur la banquette arrière, mes douleurs dans le verre tâché de médicaments, mes petits malheurs dans le siphon de la baignoire.
Je peux te confier cette histoire, peut-être aussi celle-là. Je peux te dire que je vais mieux depuis toi.
Mais pas tout de suite. Pas tout de suite, les trois mots sanctionnant mes jours attachés aux tiens, les trois mots m'obligeant à ne pas me noyer encore une fois, les trois m'interdisant de tout gâcher.

samedi 10 avril 2010

Note du samedi

Quand j'ai l'impression d'écrire dans le vide, quelqu'un dit que je le touche. Et que mes mots le remplissent...
Moi, mon coeur s'est gonflé d'une fierté toute nouvelle.

Je suis assise en tailleur devant l'ordinateur familial.
Mon voyage a pris trois heures de plus, j'ai traversé la France au milieu de revendications salariales.
Rennes-Paris, assise sur le sol du wagon bar, les Killers et son texto hésitant.



L'ordinateur s'est échappé, je n'ai pas chercher à rattraper tout ça dans l'instant.
La sauvegarde automatique est une invention formidable.



Il y a une photo sur son bureau où dans la lumière orange de Saint-Malo, mes cheveux se transforment presque en un flambeau.
Nos matins me font penser à "L'échec" de Yann Tiersen. On mangeait des tartines, la fenêtre entre-ouverte.

lundi 5 avril 2010

Note d'un lundi qui ressemble à un dimanche

Il pleut. Ma main serre le bord de ma veste, près du poignet. Là où les veines se dessinent, comme un saule pleureur. Le sang frappe mes tempes, je me mords la lèvre. Juste le coin. Geste si fréquent. Une mèche de cheveux se colle à ma joue.
Une goutte de pluie coule sur ma clavicule, je regarde le ciel et tu souris, parce que je fais souvent ça. Regarder le ciel.
Sur la terrasse, tu dis que je ressemble à Fanny Ardant. Tu dis que je devrais rentrer. Tu dis, je ne sais pas, je ne t'écoute pas. Je ne sais même pas si tu me dis tout ça à moi, ou si tu veux juste étouffer le silence, les gouttes de pluie dans le cendrier.